« Quand il ne peut plus lutter contre le vent et la mer pour poursuivre sa route, il y a deux allures que peut prendre un voilier : la cape (le foc bordé à contre et le vent dessous) le soumet à la dérive du vent et de la mer, et la fuite devant la tempête en épaulant la lame sur l’arrière avec un minimum de toile. La fuite reste souvent, loin des côtes, la seule façon de sauver le bateau et son équipage. Elle permet aussi de découvrir des rivages inconnus qui surgiront à l’horizon des calmes retrouvés. Rivages inconnus qu’ignoreront toujours ceux qui ont la chance apparente de pouvoir suivre la route des cargos et des tankers, la route sans imprévu imposée par les compagnies de transport maritime. Vous connaissez sans doute un voilier nommé « Désir »*
Je suis fasciné, apeuré, angoissé par la capacité des hommes à normaliser et à dupliquer leurs comportements, leur environnement professionnel, personnel et même intime. Depuis une vingtaine d’années, les sociétés communicantes et les facilités de transport ont accéléré le processus. Le bateau est de moins en moins à la cape…
Nous devons certainement y trouver là un cocon, un refuge, un confort, une sensation d’exister et certainement une forme d’immortalité.
Alors, nous nous regroupons, nous nous rassemblons, nous nous copions, nous créons et inventons des espaces presque similaires pour vivre, manger, se déplacer, se divertir, dormir, travailler. La route des cargos est ma matière première.
Les foules s’organisent, nos habitations se normalisent, les villes se découpent en quartier censé
accueillir pour certains les pauvres, pour d’autres les riches, pour d’autres encore ceux qui travaillent…
Tout cela est relié par d’étranges souterrains ou des aérogares qui nous mènent à des milliers de kilomètres où nous retrouvons d’autres quartiers similaires avec d’autres souterrains qui nous mènent à d’autres quartiers…
Moi, je trouve dans ces lieux, dans ces créations censées être parfaites, des suites graphiques infinies, des algorithmes redondants, des chaos colorés parfaitement organisés. Alors, je découpe des petits bouts d’espace réel et, de l’extérieur, j’observe à l’intérieur mes congénères s’organiser. Je mets mon bateau à la cape.
Alors, avec la photographie, je tente de capter un moment de perfection. Comme un gibier, je traque cette fraction de seconde où tout s’organise sous mes yeux. L’instant est précis et rare. Parfois, je réussis, parfois je rate. Parfois, dans un moment magique, je fige un monde droit , normalisé, parfait où les hommes viennent se placer à leur juste place. Le chaos s’organise et mon voilier peut s’appeler « désir »
Plus tard, passé l’excitation de la prise de vues, à la lecture de mes images je perçois, paradoxalement quelque chose qui les relie toutes: l’homme est ici et toujours, malgré sa volonté d’organiser et de se rassembler, dans une grande solitude.
Vision d’auteur ou réalité d’un monde ? Pour répondre à cette question, le champ du travail qu’il me reste me paraît infini…
* Henri Laborit dans « Éloge de la fuite » préface et page 45.
When a sailboat can no longer struggle against the wind and the sea, there are two alternatives: heaving to (the jib close-hauled to windward with the wind underneath) lets the boat drift with the wind and the sea, and running before the storm, shouldering the swell at the stern with reduced sail area. This flight before the storm, far from the coastline, is often the only way to save the boat and crew. It is also a way to discover unknown coastlines looming in the horizon in the calm aftermath. Coastlines that will remain unknown to the seemingly lucky ones who follow the safe route of the cargo ships and tankers, the predictable path imposed by the maritime transport companies. You’ve probably heard of a sailboat called “Désir”.
I am fascinated, frightened and stunned by the capacity of humans to normalize and duplicate their behaviour, their professional, personal, even private, environment. In the past twenty years, communication systems and freedom of movement have accelerated the process. The boat is less and less adrift…
We must surely find comfort and refuge there, a cocoon that makes us feel alive and gives us a sense of immortality. So we group together, we congregate, we copy each other, creating and inventing almost identical spaces in which to live, eat, travel, entertain ourselves, sleep and work.
The trade route of the cargo ships is my raw material.
Crowds organize themselves, our dwellings are standardized, cities are split into different neighbourhoods: some meant for poor people, others for the rich, others for workers…
All these sectors are interconnected by strange underground passages or airports that take us thousands of kilometers away to similar neighbourhoods with more underground passages leading to other neighbourhoods…
Within these places, these supposedly perfect constructs, I see infinite graphic sequences, redundant algorithms, perfectly organized colourful chaos. So I carve out small bits of real space and from the outside I observe my fellow humans structuring themselves inside. I set my ship adrift.
With photography, I try to capture a moment of perfection. I hunt down, like game, this fraction of a second where everything comes into place before me.
The instant is specific and rare. It’s a hit or miss. Sometimes, in a magic moment, I freeze a world that is straight, standardized, perfect, where human beings fit into their appropriate places. The chaos organizes itself and my sailboat can be called “Désir”.
Later, once the excitement of the photography shoot has worn out, as I look over my images, I realize that, paradoxically, there is a link between them all:
despite man’s will to organize and gather together, he is always, here, in great solitude.
An author’s perception or reality of the world? To find an answer to this question, the work that I still have before me seems to span out infinitely…
Henri Laborit , In praise of flight, preface and p. 45.